shaman de la Vallée de Brume, deuxième jour
Cela fait déjà deux jours que je marche. J’ai les jambes lourdes de tous les pas qui
m’ont guidé, et le sarouel sale de poussière qu’ils ont pu soulever. La marche fut
longue dans cet environnement désert, où ces grands géants de lumière, les Monts
Illuminés, ne s’avéraient pas être ma compagnie la plus bavarde.
Mais alors que le soir tombe sur ce deuxième jour, j’entends pour la première fois
des rires et des cris, qui me rappellent soudain que je ne suis pas seule au monde.
Devant moi se dresse une petite bâtisse faite de pierre et de terre-paille, illuminée à
la bougie déjà trop fondue, et où le bruit semble avoir vaincu le silence.
J’y rentre d’un pas décidé, pour me nourrir et m’abreuver, tant en mets et en
boissons qu’en rencontres et discussions. Il y fait chaud – mais je n’ai jamais craint le
froid. Il n’y a pas foule, seulement quelques clients de fond de salle, mais ils font
bien assez de bruit pour combler le mutisme des absents. Tout juste je pose mes
griffes sur le comptoir qu’un curieux personnage, bien au moins une tête de moins
que moi, m’accueille d’un sourire malicieux. Il a l’air d’avoir de l’expérience en ce qui
concerne les étrangers de passage, les voyageurs, les vagabonds dans mon genre.
Il a le nez aussi rouge que le contenu de la fiole qu’il brandit, qu’il secoue presque
devant mon visage.
– Salut mon poux, qu’il dit, bien familièrement, avec l’accent d’un trop plein de
bière et l’odeur qui va avec. M’a l’air bien fatiguée ‘vec tes yeux cernés, v’la
combien de temps que tu marches? Si t’es bien fatiguée j’te dirais bien de
boire ça, là, c’est un Médicament Rouge, super rare, pas cher pas cher,
gratuit pour toi même, t’as de beaux yeux c’serait dommage d’garder tes
cernes ma foi.
Moi je ne répond pas tout de suite, car j’ai bien l’envie de lui répondre tout un tas de
choses, déjà que je n’ai rien d’un poux et puis que je ne suis pas fatiguée, car à vrai
dire cela fait déjà bien trop longtemps que je dors, non, je ne suis pas fatiguée, j’ai
même plutôt de l’énergie à revendre, alors son Médicament, ce serait peut-être
plutôt à lui de le boire, car son élocution semble bien compliquée, mise à mal par
tout un tas d’autres éléments. Ma mère, en plus, était certes un peu étrange, un peu
dérangée, mais elle m’a toujours dit que les fioles gratuites ce n’était pas bon
augure, encore plus offertes de la part d’inconnus, et je compte bien lui donner
raison. Je ne dis rien de tout ça parce que j’ai tout de même besoin de manger et je
ne veux pas le fâcher, mais je n’en pense pas moins. Alors, je refuse poliment.
– T’es sûre…? Bon, ben, ok, j’te la donne pas alors! De toute façon c’est toi qui
rate un truc, hein ! Moi j’m’en fiche, c’est comme ça. Bon bah alors tiens,
dis-moi bien c’que tu veux, à boire à manger, moi j’ai tout ce qu’il faut, tout ce
que tu veux. Bon par contre cette fois tu paies hein, le médoc gratis c’était
juste comme ça, bon, mais le reste non. Des brocolis sans sauce? Oui
d’accord j’te fais ça, des brocolis et de l’eau, bah super, c’est la diet ici à ce
que je vois. Non, non, enfin sans jugement hein, tu manges bien ce que tu
veux, tu bois bien ce que tu veux.
Je prends place sur un tabouret bancal, au bois vieux dont je sens déjà une écharde
se planter dans la chair de ma cuisse gauche, je grimace mais encore une fois, je ne
dis rien. Il me sert d’abord le verre d’eau, et je vois derrière lui son chaudron s’agiter
tout seul, préparant probablement mon plat favori. Je remarque qu’il parle beaucoup
et qu’il n’attend pas vraiment de réponse de ma part – j’en déduis qu’il se sent seul,
ce serveur. Il a des choses à raconter, trop de choses, et seules deux oreilles bien
tendues pour l’écouter – les miennes.
– Bon ça cuit, là. Ça arrive. Tu connais toi la Couronne du Monde? Je fais oui
de la tête, mais déjà il repart. Ben tu sais, bon, y’ a pas qu’elle. Y’a le
Renoncé aussi. Lui on en parle souvent moins, mais il est important aussi,
très important, plus important que La Couronne, parce qu’en fait, bon, je te le
dis à toi, mais voilà, t’en parle pas hein, mais le Renoncé, il est encore plus
fort. Et moi là, tu vois, tout ce dérèglement, bon tu vis pas dans une grotte,
t’as bien du en entendre parler… (A vrai dire, non, car je dormais). Bah moi,
j’suis sûr que ça vient de lui, bon. Je te fais une confidence, moi, le Renoncé,
je l’ai même déjà vu, si, si, dans cette même auberge, ouais. Il est venu, bah
tu sais, lui non plus il a pas voulu de ma fiole, ah ça vous fait bien un point en
commun hein. Il est super grand, mais bon il tirait vachement la gueule, et
puis bon, il parlait pas trop. Un peu comme toi en fait. Mais toi t’es plus
sympa, enfin t’as l’air, en tout cas, puis bon, vu ton régime alimentaire, ça va,
je pense que tu ferais pas de mal une mouche. Ça te donne quoi, ça? 15
points de vie, même pas? Bon, alors ça devrait aller. Ah tiens c’est déjà prêt,
bon, bah faut croire je parle un tas, tiens v’là t’es servie, bon, en tout cas le
Renoncé là, je l’ai trouvé très étrange, et puis il avait des manches très
longues, on voyait pas ses mains, peut-être même qu’il en avait pas, tiens.
Peut-être même qu’c’est pour ça qu’il ne mangeait pas, bon. C’bien vrai que
ce serait une bonne raison. Bon bah bon’ app hein. Si t’as besoin de quelque
chose, bon, tu me dis.