les cheveux
Midi. Chacune installées d’un côté de la table devant nos assiettes. Je n’ai plus l’habitude de manger si solennellement avec quelqu’un. Elle me dit qu’elle va vendre l’ancienne maison. De toute façon on n’y vit plus. Elle est sûre de ne pas vouloir y retourner. Je lui dit que je comprend. Je triture les morceaux de céleri dans mon assiette. J’en ai trop mis et ça a pris le pas sur le reste. L’annonce me laisse une gêne que je ne sais pas vraiment décrire. Ce sera la séparation définitive avec ma maison d’enfance.
Je fini de manger. On parle des prochains semis pour le jardin.
Je commence à faire la vaisselle. Le malaise ne part pas. Cette impression que quelque chose m’échappe. Tout à l’heure je lui ai dit qu’elle devrait essayer dans tirer le meilleur prix. La maison est assez bien placée et originale. Je détesterai vendre mon passé au rabais. Le riz a collé dans le fond de la casserole. Je suis troublée par la disparition de mes points fixes. La fin d’un quotidien aux murs réconfortants. Un mouvement forcé vers l’inconnu. Cette maison d’enfance beaucoup plus tangible que tout ce que je construis depuis ces trois dernières années.
L’égouttoir est trop petit. Je mets les casseroles à sécher sur un torchon.
Je pense que mon inconfort réside là. Dans mon incapacité à me sentir vraiment chez moi nulle part. Même mes rêves me ramènent vers des maisons aux portes fermées. C’est comme les meubles entassés dans le hangar. Leur vue m’incommode toujours. Ils appartiennent à une enveloppe disparue mais dont je peux encore tracer les contours. Je passe rapidement un coup d’éponge sur la table. Les miettes collent au côté jaune. Mes souvenirs vivent dans des fantômes et je crains qu’ils n’en deviennent.
Elle avait enfilé une vieille robe appartenant à une de ses tantes. La coutume voulait que l’on porte du blanc. Elle n’avait pas prévu ça quand elle avait fait sa valise trois jours plus tôt. Le blanc c’est pour la lumière, pour que ceux qui partent ne soient pas écrasés par l’obscurité. C’est ce qu’on lui avait raconté quand elle était enfant.
Sa mère lui avait passé des créoles en argent. Elles lui touchaient presque les épaules. J’aurais aimé que tu la connaisse, tu l’aurais apprécié lui avait-elle dit dans le taxi à sa sortie de l’aéroport.
Dans le salon les convives parlaient fort mais aucun rire ne résonnait. Chacun avait apporté un petit quelque chose à manger et à partager. Plus tard quelqu’un aurait la lourde tache de rapporter chaque plat, chaque assiette au bon propriétaire.
Elle regardait sa mère. Ses mains agitées. Son assiette pleine à laquelle elle n’avait pas touché. Les sourires faux qu’elle esquissait lorsqu’on venait lui parler. Ses larmes qu’elle partait essuyer discrètement dans la salle de bain. C’était une femme fière. Avec une sérénité à toute épreuve. La voir aussi en proie à ses émotions la troublait.
Comment la mort d’une femme dont, elle, n’avait presque jamais entendu parler pouvait-elle autant la troubler? Une multitude de questions commençait à percer. Les réponses ne viendraient pas de sa mère. Ca elle le savait. Elle allait devoir partir elle même en quête de vérité. S’immiscer dans les souvenirs d’une vie dont personne ne parlait à la maison. Elle aperçut sa grande tante, assise sous le griffonia du jardin. Son haut turban blanc et ses petites lunettes rondes posées en équilibre sur son nez. Celle-ci lui fit signe de venir s’assoir à coté d’elle sur le banc. Une interruption bienvenue au flot de questions dont l’assaillait tantes, oncles, cousins et neveux. Elle attrapa deux verres de jus de mangue et sortit.
Prise d’une angoisse soudaine et monstrueuse vis à vis de mon avenir, je me lance dans un portfolio du dernier moment
je reviens dans quelques jours
Elle était arrivée juste à temps. Attendez moi, ne fermez pas ! avait-elle du crier. La gardienne avait rouvert la porte avec un long soupir. Je vois que vous n’avez toujours pas compris l’importance de la ponctualité, l’avait t’elle sermonné. Elle s’était excusée rapidement et était repartie en courant vers le Grand Hall. Ses bottes résonnaient sur les dalles des couloirs déserts. Etre en retard pour l’Initiation. Elle n’avait pas pu imaginer pire. Elle voyait deja les têtes se retourner quand elle ouvrirait l’immense double porte grinçante de la salle. L’attention d’une centaine de personne rivée sur un seul élément, elle. Même sa magie commençait à s’agiter. Son appréhension avait décidé de se manifester sous la forme de petits eclairs d’énergie bleutée autour de ses doigts. Elle accéléra sa course et aperçu enfin la porte. Elle était encore ouverte. Elle remercia silencieusement les Aïeules pour ce petit miracle. Sa professeure d’Herboristerie tenait la porte. N’ayez crainte, lui dit-elle, chaque année a son lot de retardataires, mais grace à vous j’ai gagné mon pari. Son familier, un gros corbeau perché sur son épaule, avait emit un rire rauque après avoir répété plusieurs fois le mot pari. Mettez votre chapeau et respirez un grand coup, tout va bien se passer. La sorcière lui sourit. Les petits éclairs se dissipèrent. Elle épousseta sa robe et enfila son chapeau. Puis elle inspira et entra. Un brouhaha fébrile remplissait la salle et presque personne ne remarqua son arrivée. Quelques éclats accidentels de magie traversaient occasionnellement l’assemblée. Elle trouva rapidement sa place et s’assit parmi les autres apprenties. Quelques minutes plus tard les portes se fermèrent et le silence se fit.
Elle part. Elle a le pas léger, presque dansant. Le bruit de ses talons se perd dans le brouhaha de la foule. Les rubis autour de son cou. Les diamants incrustés dans sa robe. Plus c’est voyant mieux c’est. Tout est une question d’apparences. Elle a ri. Elle a dansé. Elle s’est resservi du champagne. Elle en a raconté trop sur elle même. Si le rôle est joué à la perfection on dupe tout le monde, même soi. C’est ce qui distingue les bons voleurs des mauvais. Alors quand elle part, personne ne l’arrête. La fête continue. Elle sourit au garde en sortant, il rougit. Elle a gagné. C’est grisant. Quand ils se rendront compte de la supercherie elle sera deja loin. Ils ne la soupçonneront même pas.
Les enfants étaient retournés au pensionnat la semaine dernière. La grande était partie directement, presque sans un regard. Elle avait eu l’impression d’enlacer du vent. Le petit lui, avait tenu sa main jusqu’à ce qu’il monte dans le bus. Elle l’avait vu essuyer ses larmes avec sa manche après s’être installé. Discrètement.
Le manoir était redevenu vide et silencieux.Assise devant la grande fenêtre du salon elle regardait le soleil se coucher derrière les haies du jardin. La fontaine avait changé son eau pour de l’or.
Les employés étaient quasiment tous partis. Elle leur avait dit qu’il n’était pas nécessaire qu’ils restent tard juste pour elle. Elle s’était bien débrouillé toute seule pendant des années.
Le majordome entra et lui annonça qu’on lui avait laissé un plateau pour le dîner. Posé sur les plaques de la gazière il devrait rester chaud pendant encore une heure. Elle le remercia et lui souhaita une bonne soirée.
Le bureau de son mari avait appelé en debut de soirée. On lui avait annoncé qu’il ne rentrerait pas ce soir. Un problème urgent à régler avec les futurs acheteurs du nouveau bâtiment de Tsim Sha Tsui.
Il ne faisait même plus l’effort d’innover. C’était la troisième fois cette semaine qu’il sortait le même prétexte. Après elle n’était pas étonnée, il n’avait jamais été créatif. Elle se servi un verre de vin et sorti sur la terrasse. Il faisait encore bon. Elle enleva ses chaussures et marcha jusqu’au bout du jardin. Le gazon avait bien poussé depuis la dernière pluie. Elle posa son verre sur la balustrade et regarda la baie en contre bas. Et pendant un long moment, elle regarda les bateaux filer à travers Sandy Bay. Pèlerins éphémères en plein tour du monde.
Je m’approche et m’assoit à côté d’elle sur le canapé. Le tissus vert est usé et taché.
Ses mains ridées décortiquent méthodiquement une clémentine. Elle en a deux autres posées sur un torchon sur ses genoux. La peau et les filaments entassés en un petit tas bien propre. J’attrape une des clémentines et me met à l’éplucher.
Je sais qu’elle ne me parlera sûrement pas. Elle ne parle quasiment plus maintenant. Son regard est fixé sur ce qu’elle fait, ses doigts bougeant avec rapidité et aisance.
Elle ne sait plus qui je suis. Elle ne sait plus non plus qui elle est. Elle a finit d’éplucher sa clémentine, je suis à peine à la moitié de la mienne. Je suis fascinée, ce corps qui se souvient encore de tout malgré l’absence de l’esprit.
Il fait encore chaud pour la saison. On a laissé les fenêtres ouvertes. Des pies se chamaillent dans le cerisier devant le bâtiment. Je relève les yeux pour les observer. Petits points noirs et blancs dans le feuillage.
« Elles sont toujours persuadées que leur vie est une illusion, la réalité un rêve. »
Je tourne la tête au son de sa voix. Elle observe les pies elle aussi. Ses mains se sont arrêtées. Elle prend ma main et la serre doucement entre les siennes. Elle me sourit. Le vent fait danser ses cheveux blancs autour de son visage. Je lui sourit moi aussi.
Et le temps de quelques minutes nous restons là, nos doigts entrelacés, et regardons le ballet des pies dans l’arbre. Bercées par l’odeur acidulée des agrumes.
Vingt-trois petits rectangles bleus alignés bien sagement devant mes yeux.
« Choisis, lequel veux-tu ?
– Hein ?
– Le carrelage ? La salle de bain ? »
Ah oui c’est vrai, c’est pour ça qu’on est là. Pour choisir le carrelage de la salle de bain. Je n’ose pas lui dire que je trouve ça cliché. Bleu. Du carrelage bleu parce que c’est une de salle de bain. Chaque couleur à sa fonction. Chaque chose à sa place pour une petite maison bien ordonnée.
« Celui là, dis-je en pointant un tesson indigo, je veux celui là.
– T’es sûre ? Ça va pas être trop sombre ? »
Pourquoi me demander mon avis si c’est pour le remettre en question tout de suite après.
« Ah… si t’aime pas cette couleur on peut en prendre une autre, ça me gêne pas. Faut que ça te plaise à toi aussi.
– Non, non, indigo c’est très bien.
– Indigo alors. »
Il me serre brièvement la main et me souris. J’essaye de lui rendre son sourire mais j’échoue lamentablement. Je tourne la tête et fais semblant de m’intéresser aux robinets sur l’étagère d’à côté. Il ne remarque rien et pars d’un pas léger à la recherche d’un vendeur. J’ai hâte de rentrer. Passer un samedi après-midi dans un magasin de bricolage n’a jamais fait parti de mes rêves.
Mon regard se pose à nouveau sur les échantillons de carrelage. Le présentoir dans lequel il sont incrustés est vieux et abimé. Si je le voulais je pourrais facilement décoller le petit bout indigo. Le glisser dans ma poche. Je suis tentée. Je passe mon ongle sur les bords, le bois s’effrite. Si je tire une fois et qu’il vient, je le garde. S’il résiste, tant pis. Je tire et me retrouve avec rectangle bleu dans la paume. Je le cache immédiatement dans ma poche. Ah. Il m’appelle, il a finit avec le vendeur. Direction le parking.
« Tu veux conduire ou c’est moi ?
– Vas-y, je commence a avoir mal à la tête. »
Il démarre. On se dirige enfin vers la maison. Le paysage défile et dans ma poche, je triture mon morceau de carrelage. Indigo. Le bleu de la nuit. Celui que l’on voit moucheté d’étoiles quand on renverse la tête en arrière, on à l’impression qu’on va tomber dedans.
La voiture s’engage sur la petite route côtière, filant à travers la lande. J’observe la mer en contrebas. Bleue elle aussi. Mais pas indigo. L’écume forme d’étrange silhouettes à la surface. On dirait des lapins blancs courant sur les vagues. Mon mal de tête s’estompe. L’air marin traverse l’habitacle par nos deux fenêtres ouvertes.
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